Une petite histoire de résilience – La fracture

par Lorraine Chatelain, https://www.lesmotspositifs.com/blogue/une-petite-histoire-de-resilience/

Citation Une petite histoire de résilience – La fracture

Un bruit étouffé de rotors, persistant. Des aboiements, des cris. Des ordres sont donnés. Leyla, 35 ans, gît dans un carcan glacé de neige pétrifiée. Son esprit l’abandonne peu à peu. La cavité d’air qu’elle a juste eu le temps de s’aménager dans un ultime réflexe de survie ne suffira pas à la sauver de l’hypothermie ou de l’asphyxie. En quelques flash lui revient en mémoire le sourire de ses amis qui s’élancent dans la pente, leurs cris de joie alors qu’ils soulèvent des nuages de poudreuse, l’ivresse du vide devant soi, le craquement sinistre de la plaque se détachant de la roche, le grondement de l’avalanche, son corps disloqué, la peur et le silence. Dans le vague de ses hallucinations, elle entend son nom, quelqu’un lui parle, la touche. Leyla comprend que les secours sont là, elle lâche ses dernières résistances pour sombrer dans les abîmes de l’inconscience.

Quelques heures plus tard, Leyla émerge douloureusement des ténèbres dans un lit d’hôpital. Les lumières tamisées et les rideaux devant la fenêtre lui indiquent que la nuit a pris possession de cette partie du monde. Une femme âgée ronfle dans le lit voisin. Le souvenir des dernières vingt-quatre heures refait surface, tel un raz-de-marée incontrôlable. Le corps brisé de Leyla tremble sous les hoquets de ses pleurs. Elle hurle sa rage silencieusement, le visage figé dans une expression de désespoir sans nom. La femme d’affaire qu’elle est devenue, l’aventurière qu’elle est, la mère qu’elle était, laisse place à un être sans avenir, diminué, meurtri dans sa chair et dans son âme. Leyla vient de s’apercevoir que ses jambes ne répondent plus, inertes dans le blanc des draps.

Il lui fallut des semaines pour qu’elle accepte enfin de participer au cercle de parole organisé par l’équipe des psychologues de l’hôpital. Après plusieurs séances lors desquelles Leyla s’est contentée d’écouter les tristes destins de ses infortunés camarades, elle se décide, dans un élan de détresse, à raconter son histoire :

  • J’ai grandi dans une famille tourmentée avec un père autoritaire et une mère soumise. Ayant trouvé l’homme de ma vie, j’ai pu construire mon noyau familial idéal. Deux enfants sont nés de notre amour. Loïc et Nina. Lors d’un voyage en Turquie, notre car a percuté un camion venant en sens inverse. Ce grave accident a coûté la vie à mon compagnon et nos deux petits. Je m’en suis sortie avec un bras et quelques côtes cassés. La douleur de leur perte était si intense que j’ai failli me suicider. Mon patron d’alors m’a soutenue. Je travaillais dans une grande multinationale pharmaceutique. Sans lui, je n’aurais pas compris l’importance d’honorer chaque jour qui passe. Peu à peu, je me suis reconstruite en me lançant à corps perdu dans le travail et le sport. Cela anesthésiait quelque peu ma douleur, redonnait un sens à mon existence. En quelques années, j’ai rapidement progressé et l’on m’a confié la direction de l’entreprise. Aujourd’hui millionnaire, la montagne a gardé la moitié de mon corps en tribut, ainsi deux de mes amis. Que peut bien valoir l’argent, la fierté de tout ce que j’ai accompli, si je ne peux même pas en profiter ? Si le restant de mes jours se résume à des séances de rééducation entre des murs blancs ? Pardonnez ma colère et mon désespoir, je me sens tellement démunie. Merci de m’avoir écoutée.

Tout au long de son récit, un homme en fauteuil roulant est resté des plus attentifs. Son cœur de motard de 42 ans se laisse envoûté par la beauté sauvage de Leyla, par son visage fin et ses cheveux ondulés, noirs comme les plumes du corbeau. Touché par la grâce naturelle qui émane de cette femme fragile et forte à la fois, Aymrick sait que sa vie prend un tournant décisif. Il ne l’avait encore jamais rencontrée, même pas en salle de rééducation où il passe pourtant la majeure partie de son temps. Le cercle de parole clos, Aymrick se hâte à la suite de Leyla pour la rejoindre dans le hall d’entrée de l’hôpital. Quand elle s’aperçoit que l’homme au visage à la Ben Affleck et à la carrure athlétique qui la poursuit depuis la fin de la séance ne la lâchera pas, Leyla se décide enfin à lui faire face, le regard agacé :

  • Ok ! Que voulez-vous ?
  • Sans vouloir vous importuner, j’aimerais faire votre connaissance. A part le corps médical et quelques amis de la salle de rééducation, il n’y a pas grand monde à qui parler, ici.
  • Je ne suis pas votre psy et pour ma part, ça me va très bien de rester seule. Fichez-moi la paix !

Sous le regard médusé d’Aymrick, Leyla s’enfuit en poussant son fauteuil aussi vite que les couloirs le lui permettent pour rejoindre le parc, seul espace où elle trouve encore un peu d’intimité. Dans l’ombre fraîche d’un érable centenaire, elle laisse enfin son amertume et sa honte couler sur ses joues. Puis, lessivée de fatigue, Leyla prend le chemin de sa chambre. Un immense bouquet de roses rouges agrémenté de délicates fleurs blanches parfumait délicieusement l’espace. Découvrant un large sourire abîmé, le nonagénaire occupant le lit d’à-côté lui déclare calmement :

  • Un homme a déposé cela pour vous, Leyla. Il m’a dit que vous seriez probablement contrariée par ce cadeau et qu’il en serait désolé si c’est le cas.

La voix flûtée et tremblotante de M. Meylan l’attendrit. Comment résister à ce gentil monsieur qui, lui aussi, a connu les dures épreuves de la vie ? Leyla décide alors de se confier à lui. De ce vieil homme à la maigreur inquiétante émane une sagesse qui l’attire et la réconforte. Elle lui parle de son passé de femme entrepreneur, trop dure avec ses collaborateurs, toujours très exigeante et insupportable pour certains. Toujours, elle a cru que sa charge lui demandait d’être imperturbable, forte, intransigeante. Pour ne jamais paraître faible, Leyla s’est constitué un personnage froid et distant que rien n’arrête. Ses compagnons de randonnée l’apprécient pour son endurance, son intelligence et son humour caustique. Rien ne lui a été épargné ces dix dernières années. Elle s’est fabriquée seule et elle en est fière. Sans ses jambes, comment reprendre sa vie en main ? Elle sent bien que l’heure n’est plus aux artifices, mais à l’authenticité. Trop longtemps fut oubliée la leçon de vie de son patron « Honore chaque instant de ton existence par la joie d’être au monde ». M. Meylan la questionne, la bouscule dans ses croyances limitantes, lui démontre qu’elle a des choix à faire et que choisir c’est être responsable, c’est abandonner le statut de victime. D’une voix ferme, il lui dit encore :

  • Préférez-vous une vie de souffrances que vous vous serez infligées toute seule à force de persister dans le désamour de soi ou une vie vécue dans l’amour et la joie, car vous aurez compris les vertus de l’humilité, de l’acceptation et de la compassion ? Accepter ne signifie pas se résigner, bien au contraire, mais comprendre là où résident vos forces, nobles et valeureuses, ainsi que votre équilibre. Allez retrouver cet homme amoureux de vous, ne gâchez pas une possible relation par auto-sabotage. Je vous apprécie beaucoup, vous ressemblez à la fille que j’aurais aimé avoir et si vous étiez elle, je vous dirais que vous êtes digne d’être aimée à nouveau, que vous êtes belle et que la force qui vous manque dans les jambes se trouve dans votre cœur ! C’est cela le courage et vous en avez. Servez-vous-en !

Ebranlée jusqu’au plus profond d’elle-même, Leyla, qui jusque-là était restée auprès du vieil homme, lui saisit sa main décharnée pour l’embrasser de reconnaissance. Après le repas du soir, de longues heures durant, elle réfléchit à sa situation, dans le coin le plus secret du parc. Dès le lendemain, elle organiserait la succession de la direction de l’entreprise et se constituerait présidente de l’Assemblée générale, ainsi, elle garderait un pouvoir de décision le temps qu’il faudra pour se détacher en douceur de cette partie de sa vie, si essentielle à ses yeux. Puis elle irait s’excuser auprès d’Aymrick, si injustement traité. Leyla espérait qu’il lui pardonnerait et qu’une amitié pourrait naître entre eux. Puisque la mort l’avait épargnée, reconnaissante pour toutes ces personnes qui lui sont venues en aide tout au long de sa difficile existence, elle renaîtrait de ses cendres pour s’épanouir comme une femme équilibrée, ajustée dans ses décisions, aimante du monde et de la vie. Leyla ne se laisserait plus duper par les illusions de l’ego ou du moins, resterait vigilante dans ce sens.

Étrangement, elle se sent plus libre alors que ses jambes ne la portent plus. Épuisée mais enfin heureuse, elle rejoint sa chambre. Le lit de M. Meylan est vide. Une prière silencieuse de la femme qu’il a guidée lui rend un dernier hommage.